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Il y eut cependant plusieurs vies. Celle-ci  – mérite-t-elle le nom de vie, cette longue attente en forme de goulot ? —, celle-ci, l’homme assis à sa table sale, dans la cuisine obscure où n’entre pas le soleil, il ne sait trop qu’en faire, comment la meubler, de quels voiles la parer, c’est une vie nue et vide, une vie de pas perdus.

 

Les mouches bourdonnent, des bruits confus se répercutent entre les parois minces du logement, l’avenue grognonne ses borborygmes assourdis de mécaniques puantes. L’homme écrit cela, les larges fleurs, orange et rouge, de l’horrible papier peint qui tapisse la cuisine exaspèrent sa nausée, dehors une petite pluie fine et presque silencieuse étouffe les rares chants d’oiseaux, l’homme se répète qu’il ne sortira pas, qu’il ne quittera plus ce logement, où il ne se déplace que de la cuisine à la chambre, lorsqu’il va se coucher pour tromper la faim. L’homme dit : je suis au bout du rouleau, je n’en ai plus pour longtemps, et il sourit parce que cela sonne faux comme toutes les paroles sérieuses que l’on prononce d’un ton pénétré. Il écrit qu’il est au bout du rouleau, et trouve l’expression ridicule, comme est ridicule celui qui l’emploie, mais il s’en fout. Il regarde tomber la pluie régulière, et pense à l’automne, octobre aux pluies obstinées, l’octobre d’une naissance, mais quelle naissance ? la tienne ? quel sens disparu, quel mythe dépouillé, quelle parole décharnée ? et en même temps je pense à Hoorn et Enkhuizen, où le jeune homme d’hier imagine encore tenir les rênes du temps, les sangles de l’avenir. Il voudrait enluminer d’images superbes et futiles les registres, les livres d’or, les livres d’heures, les carnets crasseux qui s’écornent. Il marche à pas mesurés dans l’hiver solide et sonore de ce pays que l’on dirait définitif, éternel, et qui palpite sous la rigueur des signes, Friesland, la Frise au nom de frise et de froid, septentrion sentimental avec son vitrail de canaux gelés et le damier de ses espaces rectilignes. Rectitude serait donc le mot. Un des mots. Mais à quoi bon ? J’écris : je me souviens de Hoorn cet hiver-là, le port presque désert penchait les mâts figés de sa flottille de pêche désarmée, c’était il y a vingt ans, j’en parlerai demain et chaque jour, c’était une autre vie que je ne ressusciterai pas.

 

J’ai froid sous le ciel devenu presque blanc. De la cour déserte monte comme un soupir. Je me lève et je regarde par la fenêtre (un vertige). Gestes machinaux. Deux moineaux volettent d’un mur à l’autre. Il pleut à peine maintenant. Je me détache de la fenêtre et me rassieds (douleur de la jambe gauche, pincement vrillant le mollet, raideur taraudante des reins, le creux sensible à l’estomac, la douleur, l’habitude de la douleur, la douleur de l’habitude, l’avancée circonspecte vers ce que tu sais, ce qu’il faut taire, invoquer par le silence ou par l’omission afin d’encore un peu durer, le temps d’une ultime vanité).

 

Je suis allé dans la chambre. Un lit, et des vêtements sur le sol poussiéreux. Un rayon de soleil venait de trouer les nuées. Dans la chambre, jamais la moindre lumière, sinon celle, tamisée, faiblarde, du globe en parchemin pisseux pendu au plafond. La chambre donne sur l’avenue, on entend la vie de l’avenue, et bientôt on ne l’entend plus, c’est un bruit de fond sans réalité. Le volet toujours baissé, la fenêtre condamnée. Interdiction notifiée à la lumière du jour de s’insinuer, de ramper, de flotter, de régner. Dans la chambre je me suis couché. Une telle lassitude, moi qui ne fais rien de mes journées, rien de mes nuits. Un tel abattement, et l’angoisse, et la sueur mauvaise. Les coliques inavouables du... désespoir, n’ayons pas peur des mots. La faim, aussi, mais elle ne compte pas vraiment, pas encore. Les mots sont sans importance. Il est trop tard pour s’en inquiéter, pourtant ils me font si peur toujours. J’ose à peine caresser les mots familiers, usés jusqu’à la corde comme des chemises longtemps portées par le chômeur amaigri, le supplicié des misères secrètes. Les mots étiques d’un quotidien qui se dépenaille de soir en soir. Même le mot pain m’effraie. C’est pain moisi qu’il faut écrire, viande avariée, fruits pourris. Nourritures fades jusqu’à l’écœurement. La fadeur, l’étriqué de tout.

 

J’étais étendu, je me suis mis à remonter en moi le cours d’une rivière à la pente douce, bordée de jardins clairs où courent les enfants, où l’on entend tinter les clochettes perlées qui annoncent les repas et les petits rires flûtés des grand-mères au visage d’oiseau, je marchais avec peine au début, mais cela devint plus facile, le chemin de halage était bien large et la terre aplatie, je voyais les peupliers vibrants à droite et, sur les bords de l’eau, des iris formaient de hauts bouquets jaunes et verts. La région n’était pas accidentée et cependant à chaque coude du cours d’eau l’horizon se renouvelait, et des massifs d’arbres aux teintes tendres se dessinaient dans des perspectives changeantes et imprévues. Il y avait des bosquets confus où l’on devinait de timides gravités sentimentales, des âmes transparentes de jeunes filles, des jeux ingénus sous l’immobilité des verdures. La mièvre harmonie d’une sorte d’enfance où les fausses notes suggèrent des songes troubles, et malgré tout la solitude, une solitude bouleversante. Je n’aime pas décrire cela : précisément à cause de l’erreur incarnée, propagée sous les hautes herbes à couleuvres. Non, je n’aime pas, mais que faire ? Lorsque je cherchais à mirer mon visage dans l’eau très lente, aucun reflet. Rien que l’eau, rien. J’étais couché sur le ventre et le paysage valsait autour de moi comme les panneaux peints d’un manège de foire. Ensuite les arbres se sont détournés à ma vue, comment éviter la tentation d’un anthropomorphisme élémentaire ? Les oiseaux se sont enfuis. Les enfants grimaçaient, les grand-mères observaient un silence glacé. Je n’avais pas à me réveiller, puisque je ne m’étais pas endormi. Ceci n’est pas la relation détaillée d’un rêve, mais une page d’écriture, ni plus ni moins. Aucune conjuration, aucun secours, aucune rémission. Les passages de camions dans l’avenue secouent le lit. Même le noir est strié de fléchettes, et le sang répandu dans mes yeux palpite avec douleur.

 

Maintenant c’est presque la nuit, et je suis installé de nouveau dans la cuisine, à la table, penché sur cette feuille, avec à portée de ma main droite le verre de vin, à gauche le cendrier. J’entends la sirène d’une ambulance. Vingt fois par jour, l’air est transpercé par ces ululements. Un maladroit, quelque part, s’exerce à la trompette. Toujours le même arpège à vocation militaire. En tournant la tête vers la gauche, je me vois de trois quarts, dans la vitre, avec, par-delà mon reflet, ce reflet que me refusait la rivière, la masse sombre du mur de la cour, et plus haut le faîte du toit de la cartonnerie, enfin le morceau de ciel où se plissent des restes de pâleurs entre les nuées basses. La nuit prochaine, encore, à vivre comme si je vivais.

 

Et je repense à une phrase que j’ai lue un jour dans un livre dont j’ai oublié le titre : « Il est trop tard en moi pour une part de moi. » Une phrase. Je la retrouverais si je fouillais les piles de livres qui sont là, et que je n’ouvre plus. Une phrase de Bernard Noël, je crois. À quoi bon me remettre à lire ? À vivre par procuration, et de quel livre le sens ne m’échapperait-il pas ? La poursuite du sens n’a pas de sens. Folie du sens, sens interdit. Mais cette part de moi, Mémoire, vieille putain fétide, retrouve-la, je t’en prie, restitue un peu de moi-même avec la pluie de Rethel et reprends ta morne masturbation. Viens-t’en tirer gloire de la giclée de sperme du pendu, Mémoire, gardienne des blessures, maquerelle des vieux étés.